mercredi 29 juillet 2015

Marcel Pagnol et les plans de mélange

Si l'on ne peut pas retirer à Henry Scheffé la paternité des plans de mélange avec les articles qu'il publia en 1958 et en 1963, on peut toutefois s'accorder à dire que des prémices méthodologiques avaient été introduits par Marcel Pagnol en 1929 dans une des pièces de la célèbre trilogie marseillaise : Marius.

Après avoir revisité ce mois-ci une publication présentant l'application des plans de mélange pour la formulation d'un détergent et la mise en oeuvre d'un maillage de type Simplex Lattice Design, je vous propose de (re)découvrir durant cette période estivale, quelques répliques extraite de Marius.

Le comptoir du bar de la Marine situé sur le Vieux Port de la cité phocéenne devient rapidement une paillasse expérimentale où expertise et méthodologie seront à l'origine de répliques mémorables, nous renvoyant à la notion de contrainte implicite relationnelle au sein d'un débat intergénérationnel.
César : Tu es né au-dessus de ce comptoir et tu ne connais même pas ton métier. Tiens, le chauffeur du ferry-boat, que je prends le samedi comme extra, il fait mieux que toi.
On sent déjà poindre un challenge qui nous ramène dans la boucle de la formulation : essayer de maximiser la désirabilité globale ou, tout au moins, de toujours faire mieux.
Marius : Qu'est-ce qu'il fait mieux que moi ?
César : Tout ! Tu ne sais même pas doser un mandarin-citron-curaçao. Tu n'en fais pas deux pareils.
En une réplique, César le bistrotier et père de Marius, incarné au cinéma par Raimu, puis par Roger Hanin et plus récemment par Daniel Auteuil, nous plonge dans le monde de la formulation avec la définition des constituants préalablement choisis et contenus dans des bouteilles poisseuses savamment arrangées au-dessus du comptoir. La métrologie n'est pas en reste puisqu'il est déjà question de répétabilité, sinon de reproductibilité.
Marius : Comme les clients n'en boivent qu'un à la fois, ils ne peuvent pas comparer.
César : Ah ! Tu crois ça ! Tiens le père Cougourde, un homme admirable qui buvait douze mandarins par jour, sais-tu pourquoi il ne vient plus ? Il me l'a dit. Parce que tes mélanges fantaisistes risquaient de lui gâcher la bouche.
Il convient non seulement de satisfaire une clientèle toujours plus exigeante en livrant un savant mélange désaltérant, mais aussi faut-il s'assurer de la robustesse de la formule, tout écart au mélange de référence, fruit d'une longue expertise et de longues recherches, pouvant immédiatement devenir fatal aux bonnes relations, sinon à l'économie. Bien avant les normes ISO 9000, la qualité était déjà au cœur du débat !
Marius : Lui gâter la bouche ! Un vieux pochard qui a le bec en zinc.
César : C'est ça ! Insulte la clientèle au lieu de te perfectionner dans ton métier ! Eh bien pour la dixième fois, je vais te l'expliquer, le picon-citron-curaçao. Approche-toi ! Tu mets d'abord un tiers de curaçao. Fais attention : un tout petit tiers. Bon. Maintenant un tiers de citron. Un peu plus gros. Bon. Ensuite, un BON tiers de Picon. Regarde la couleur. Regarde comme c'est joli. Et à la fin, un GRAND tiers d'eau. Voilà. 
Comme nous l'avons déjà mentionné, la formulation est le nerf de la guerre et le meilleur procédé de fabrication ne permettra pas de corriger une mauvaise formule. Réussir le challenge de la formulation consiste à associer l'expertise du chimiste à celle du technologue et du métrologue qui, de plus en plus aujourd'hui doit s'intéresser à des réponses sensorielles comme la couleur et le goût. Si les mathématiques traitent sans souci les proportions, nombres réels positifs inférieurs ou égaux à l'unité, la mise en oeuvre de ces mêmes proportions requiert des instruments de précision tels que des balances ou des compteurs volumétriques. Le passage de l'espace mathématique à l'espace technologique ne peut pas s'effectuer sans tenir compte de la grosseur approximative des tiers, autrement dit des incertitudes !
Marius : Et ça fait quatre tiers.
César : Exactement. J'espère que cette fois, tu as compris.
Marius : Dans un verre, il n'y a que trois tiers.
César : Mais, imbécile, ça dépend de la grosseur des tiers ! 
Marius : Eh non, ça ne dépend pas. Même dans un arrosoir, on ne peut mettre que trois tiers.
Bien évidemment, la contrainte relationnelle implicite que subissent les proportions des constituants n'avait pas effleuré un instant notre tavernier. A une époque où le Certificat d'Etudes Primaires était plus difficile à obtenir qu'une mention au bac aujourd'hui, la jeunesse fréquentant les bancs de l'école de Jules Ferry savait que la somme des proportions devait être unitaire.
César : Alors, expliques-moi comment j'en ai mis quatre dans ce verre.
Marius : Ça c'est de l'Arithmétique.
César : Oui, quand on ne sait plus quoi dire, on cherche à détourner la conversation ... Et la dernière goutte, c'est de l'arithmétique aussi ?
Les mathématiques et les statistiques sont souvent redoutées, à tort, des utilisateurs néophytes. Elles ne doivent en aucun cas prendre le pas sur le bon sens et la démarche méthodologique dans la mise en oeuvre des plans d'expériences. 

Certes, on a besoin de tels outils, aussi bien pour estimer les coefficients d'un modèle que pour chiffrer la qualité descriptive ou prédictive de ce dernier. C'est le rôle respectif de l'algèbre linéaire et de l'analyse de régression.

Certes, on aura besoin d'algèbre linéaire pour construire des matrices d'expériences dans des domaines expérimentaux qui, lorsqu'ils ne se présenteront plus sous forme de simplexes réguliers, deviendront des polyèdres convexes. Ce sera l'objet de la construction des plans D-optimaux que l'on abordera un peu plus tard dans ce blog.

Certes l'arithmétique nous sera utile à de nombreuses reprises, mais encore la géométrie ! Mais ne réduisons pas les plans d'expériences à des seuls aspects matriciels. Prenons régulièrement le temps de revenir sur le pragmatisme des approches proposées par Henry Scheffé ou encore McLean et Anderson pour bien comprendre l'intérêt des plans d'expériences dédiés aux problèmes de formulation. Le débat ne portera plus ainsi sur l'arithmétique mais bien sur l'indispensable dernière goutte, celle qui issue de la réflexion des experts permettra de transformer un objet mathématique en véritable outil d'aide à la formulation.

Les deux illustrations de cet article en forme d'intermède littéraire au milieu de présentations de cours et d'études de cas sont dues à Albert Dubout, talentueux caricaturiste qui immortalisa par ses dessins des chats, des pièces de Marcel Pagnol et le pittoresque petit train de Palavas-les-Flots, cité balnéaire de l'Hérault qui lui rend un hommage mérité en consacrant un musée à l'ensemble de son oeuvre.